Lorsque Claude Lévi-Strauss, le pape de l’anthropologie française, écrit « Race et histoire » en 1952, à la demande de l’Unesco, le monde est encore sous le choc de l’abomination de la Shoah, découverte quelques années plus tôt. Les conséquences des conceptions raciales du nazisme fondées sur des théories biologiques s’étalent à travers des images ou des livres dans toute leur horreur. Les institutions internationales issues de la Seconde Guerre mondiale veulent délégitimer à tout jamais le discours de hiérarchisation des races. Le texte fondateur de l’Unesco l’exprime avec force en 1945 : les ressemblances entre les humains sont plus importantes que les différences, le reste n’est que préjugés qui se combattent par l’éducation.
« Race et histoire » assure que non seulement il n’y a pas de différence ontologique entre les races mais qu’il n’y en a pas non plus entre les cultures. Si certains groupes ont évolué plus vite que d’autres, c’est par le jeu des « hasards » et non parce qu’ils sont par « essence » plus disposés à évoluer. Le métissage, ignominie pour le régime nazi, est selon Lévi-Strauss une condition vitale de la bonne marche de la civilisation. Toutefois, précise-t-il, la fusion culturelle ne doit pas être trop intense. Sinon elle aboutit à la disparition des différences. Or, pour l’auteur de Tristes Tropiques, le progrès se nourrit d’écarts différentiels. Le « devoir sacré de l’humanité » est donc d’œuvrer pour la collaboration entre les cultures sans sacrifier leur diversité.
Il n’y a donc pas rupture fondamentale entre le Lévi-Strauss de 1952 et celui de 1971 qui, dans une nouvelle conférence prononcée à l’Unesco intitulée « Race et culture », exprime ses réserves sur la doxa de l’institution, faisant de l’homme un être naturellement prêt à accepter l’autre. Il s’y inquiète de la croissance démographique dans une planète devenue trop étroite et dont les ressources diminuent, créant son lot inévitable d’hostilités entre les peuples. Claude Lévi-Strauss préfère chérir « ces vieux particularismes », conditions nécessaires à la création, contre l’uniformisation. À rebours de la mondialisation heureuse, il pointe la montée des intolérances.
Le choc est violent pour les thuriféraires de l’anthropologue. Lorsque le texte paraît sous forme de préface au Regard éloigné en 1983, dans une époque marquée par la montée de l’extrême droite, nombre d’entre eux sont consternés par des propos qui risquent de « faire le jeu » du Front national et de la Nouvelle Droite.
« Le constat d’une insécurité culturelle ressentie par les Français, particulièrement les plus isolés ou les plus précaires, face à la montée du communautarisme et de l’islam politique sera largement documenté à partir des années deux mille. »
Mais Lévi-Strauss n’en démord pas. Il aggrave son cas en s’attaquant sans tabou à la question de l’islam: « J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive visà-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup, je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture », dit-il en 1985.
L’époque est en train de basculer de « Touche pas à mon pote » à « Touche pas à mon foulard ». L’affaire des lycéennes voilées de Creil aura lieu quatre ans plus tard.
Le constat d’une insécurité culturelle ressentie par les Français, particulièrement les plus isolés ou les plus précaires, face à la montée du communautarisme et de l’islam politique sera largement documenté à partir des années deux mille. Notamment par le géographe Christophe Guilluy et le politologue Laurent Bouvet. Sans oublier le premier pavé jeté dans la mare qu’ont constitué Les Territoires perdus de a République, ouvrage paru en 2002, sous la direction de Georges Bensoussan, perçu lors de sa sortie comme une vision paranoïaque et raciste de la France.
Le coup de semonce de Claude Lévi-Strauss était tristement prémonitoire.
Il y a un an, dans la banlieue tranquille de Conflans-Sainte Honorine, Samuel Paty était décapité par un islamiste pour avoir montré, dans un cours consacré à la laïcité et à la liberté d’expression, des caricatures de Charlie Hebdo.
« Claude Lévi-Strauss aurait-il cautionné cette pirouette consistant à faire d’une religion une race, et à en interdire la critique au nom du bien ? »
Dans J’ai exécuté un chien de l’enfer, l’enquête passionnante qu’il a menée sur cet assassinat, David di Nota interroge non seulement les impasses cognitives, les paradoxes administratifs, le dispositif étrange à la fois « bienveillant et meurtrier » d’une institution, l’Éducation nationale, mais aussi l’atmosphère d’une époque qui ont conduit au meurtre. Récit kafkaïen où la victime devient le coupable, s’excuse d’un crime qu’elle n’a pas commis, et finit comme le héros du Procès, sous la lame d’un couteau de boucher.
Samuel Paty fut accusé d’« islamophobie », version moderne du blasphème, au nom duquel les soldats du nouvel « antiracisme » veulent condamner au silence tous ceux qui osent ne pas respecter la religion, ses attributs, ses prescriptions. Que les professeurs soient en phase avec la nouvelle doxa antiraciste, ou qu’ils se taisent, affolés par la dérive des principes républicains et la soumission de leur hiérarchie au « Pas de vague », le résultat est le même. L’autocensure règne désormais parmi le corps enseignant.
Claude Lévi-Strauss aurait-il cautionné cette pirouette consistant à faire d’une religion une race, et à en interdire la critique au nom du bien? On se gardera de faire parler les morts, surtout un intellectuel à la pensée aussi complexe que celle du titulaire de la chaire d’anthropologie sociale au Collège de France. [...] >